Épisode 3 – Mes refuges secrets
On croit parfois que les enfants ne savent pas fuir.
Mais certains fuient très tôt.
Pas en courant.
Mais en s’envolant, de l’intérieur.
Dans des ailleurs où l’air est plus léger.
Où les cris se taisent.
Où le monde devient enfin respirable.
Moi, je partais chaque matin.
Très tôt.
Avant l’école, avant même que le soleil soit vraiment levé.
Je me levais, aidais ma mère à faire le ménage de la maison — j’avais à peine cinq ans.
Et puis je filais.
Loin.
Vers la rivière.
Je connaissais chaque bruit du courant.
Chaque odeur d’herbe mouillée, chaque coin d’ombre entre les roseaux.
Je passais de longues heures à suivre les poissons, à guetter les grenouilles, à écouter les sauterelles, à chercher d’où venait un chant d’oiseau.
Quand je parvenais à le repérer dans les branches, je me sentais heureuse, presque fière, comme si la vie m’avait offert un secret rien que pour moi.
La rivière me parlait.
Le silence entre deux remous aussi.
C’était un langage que personne n’avait besoin de m’apprendre.
J’avais des cachettes.
De petites cavités dans les arbres, entre les rochers.
J’y déposais des trésors : des feuilles, des cailloux, des bouts de ficelle, des secrets.
Et, plus tard, des mots.
Des vœux, des cris étouffés, des messages à l’univers.
J’écrivais à la vie.
Parfois pour l’implorer.
Parfois pour lui dire qu’elle était injuste.
Mais je lui parlais.
Et ça, déjà, c’était une force.
L’école aussi était un refuge.
Pas parce que j’y étais brillante — pas encore.
Mais parce que j’aimais apprendre.
J’étais avide de savoir, de comprendre, d’explorer les mots, les chiffres, les mondes.
Je n’étais jamais la première.
Toujours deuxième.
Et cela n’étonnait personne.
Personne n’en parlait.
Alors je faisais pour moi.
Pas pour briller. Pas pour être vue.
Mais parce que ça me nourrissait.
Je me souviens d’une maîtresse, en fin de CP.
Elle partait à la retraite.
Elle m’a prise à part, en silence, et m’a dit à l’oreille, très doucement :
— Véronique, vis pour toi. Et fais les choses juste pour toi. Pour personne d’autre.
Je ne comprenais pas encore pourquoi ces mots me bouleversaient.
Mais je les ai gardés, très longtemps.
Et aujourd’hui encore, ils résonnent.
Et puis il y avait ma grand-mère.
Côté maternel.
La seule présence douce de cette lignée.
Dès que j’ai eu un vélo, à 7 ou 8 ans, je partais chez elle.
Elle habitait à plusieurs kilomètres.
Mais j’y allais comme on rejoint un îlot de paix.
Chez elle, pas de cris.
Pas de tension.
Juste le calme, les silences pleins de sens, et une bienveillance qu’elle ne disait pas, mais qui emplissait l’air.
Elle ne parlait jamais de sa fille — ma mère.
Mais je savais qu’elle savait.
Et quand les choses devenaient trop violentes chez moi, elle venait passer quelques jours, parfois des semaines, à la maison.
Pour apaiser.
Pour être là.
Pour poser sa présence comme un voile protecteur.
Je l’aimais profondément.
Le week-end, elle m’emmenait à la messe.
C’était notre pacte.
Elle priait pour beaucoup de monde, disait-elle. Et elle avait besoin d’aide.
Alors je priais avec elle.
Je ne comprenais pas tout, mais j’y allais volontiers.
Ce n’était pas la foi imposée.
C’était une foi douce, tranquille, pleine de lumière.
Un jour, elle m’a demandé si la vie religieuse pourrait me plaire.
J’ai ri.
Et je lui ai retourné la question :
— Et toi, pourquoi tu n’as pas été religieuse ?
Elle a souri.
— Je n’étais pas faite pour ça.
— Moi non plus.
C’était dit. C’était entendu.
Avec tendresse et légèreté.
Comme une vérité qu’on partage sans la dramatiser.
Je n’ai pas grandi dans un monde aimant.
Mais j’ai appris très tôt à cultiver des clairières intérieures.
À faire confiance aux rivières, aux oiseaux, aux arbres et aux anges muets.
Et cette paix que j’allais chercher seule… elle m’a portée toute ma vie.