Épisode 2 – Les herbes me parlaient, pas elle
Il y a des souvenirs qui ne viennent pas en phrases.
Ils reviennent en cauchemars.
En gestes qu’on ne comprend pas.
En malaises qu’on ne sait pas nommer.
Longtemps, j’ai cru que ce n’était pas si grave.
Parce que personne ne semblait s’en émouvoir.
Et quand on grandit au milieu du silence, on finit par douter de soi.
Et pourtant…
Ce n’était pas rien.
Ce n’était pas un malaise passager, une gêne d’enfant timide.
C’était une intrusion. Une violence.
Et pire encore : l’encouragement à y retourner.
Ma mère voulait que je sois proche de cet oncle.
Elle insistait. Elle me poussait à aller vers lui.
Et quand j’ai osé lui dire que je ne voulais pas…
Elle a fait comme si je n’avais rien dit.
Alors j’ai cru que ce n’était pas grave. Que c’était moi, encore une fois, qui exagérais.
Mais avec le temps…
Avec les années…
Avec la mémoire du corps, les cauchemars, les souvenirs flous qui remontent,
j’ai compris que ce qui m’avait été imposé était inadmissible.
Le plus insupportable n’était pas l’oncle seul,
mais cette famille qui savait, et qui se taisait.
Car certains savaient.
Une tante et son mari, eux, protégeaient leur fille.
Ils gardaient leurs distances.
Et pourtant… rien n’a été dit. Rien n’a été fait.
Plus tard encore, cet homme a été invité à vivre chez mes parents.
Pendant près de trois ans.
Sa chambre était juste à côté de la mienne.
J’avais neuf ans. Il est parti, j’en avais douze.
Mais ce chapitre-là… je le raconterai plus tard.
Alors je suis allée ailleurs.
Pas physiquement. Je ne pouvais pas.
Mais dedans.
Je m’asseyais seule, au milieu de l’herbe.
Je regardais les insectes courir entre les brindilles.
Je sentais la terre vibrer sous mes doigts.
Et là, dans cette vie minuscule qui grouillait sous mes genoux, je respirais enfin.
Je souriais.
Toujours.
C’était devenu une seconde peau.
Un bouclier de lumière.
Et personne ne voyait que ce sourire était un chant de survie.
Vers quatre ans, j’ai commencé à dessiner.
N’importe quoi. Des visages. Des formes. Des traces de ce que je ressentais.
Mais très vite, un visage est revenu. Encore et encore.
Toujours le même.
Un visage calme. Beau. Inconnu.
Je le dessinais d’un trait.
Il sortait tout seul du bout du stylo.
Sur les coins de cahiers, sur les dos d’enveloppes, sur les feuilles oubliées.
Il était là. Il me regardait.
Un jour, quelqu’un a dit :
— Mais… c’est Jésus que tu dessines !
Je ne le connaissais pas.
On ne m’en avait pas parlé.
Mais je savais.
Je savais que ce visage-là me protégeait.
Qu’il m’aimait, lui.
Et que quand je dessinais ses yeux, je dessinais ceux que je n’avais jamais croisés dans les miens.
Ma mère ne m’a pas entendue. Et quelques temps après, elle m’a interdit de dessiner.
Mais la terre, le ciel, et ce visage invisible, eux… m’écoutaient en silence.
Et c’est peut-être cela qui m’a sauvée.